CARNOT ET BONAPARTE
ALEXANDRE ET LOUIS XVIII
Napoléon Bonaparte à l’avènement du Consulat avait un mandat simple et clair :
1° garantir les frontières naturelles de la France, Rhin, Alpes, Pyrénées;
2° mettre de l’ordre ou mieux la justice et la paix à l’intérieur.
Grâce à Lazare Carnot qui fut l’âme, le stratège et le capitaine, les citoyens soldats de l’an II furent vainqueurs de la première coalition. Les mêmes le demandent en 1799, la France à nouveau en grand péril. Quel dommage qu’au lieu de conspirer au coup d’état, les Sieyes et compagnie n’aient pas fait appel à Carnot, supérieur à Bonaparte en tout ou presque comme en modestie ! A la fin de son règne nous verrons même Napoléon lui rendre hommage, reconnaissant après Waterloo que militairement Lazare Carnot avait raison de lui conseiller l’autre stratégie, gagnante depuis 1793.
L’enjeu est principalement l’hégémonie de l’Angleterre sur mer. Napoléon le sait très bien mais la mer n’est pas son élément de prédilection.
1° Il pense vaincre sur terre les coalitions suscitées et financées par les Anglais. Il y réussit, mais c’est éphémère, coûteux et il y faut beaucoup d’hommes.
2° Alors, au lieu de mettre tous les moyens en mesure de rivaliser avec la home Fleet et de libérer le commerce maritime international du joug britannique sur les flots avec les mêmes armes, (c’est ce que feront avec succès les Etats Unis d’Amérique en renforçant leurs navires de guerre d’une coque d’un chêne résistant aux boulets), il prétend dominer la mer par la terre. Première folie. Il organise alors un contre blocus continental au blocus maritime que les Anglais sont en capacité d’opérer. Pour les pays soumis ou alliés comme la Russie, cet arrêt du commerce devient très appauvrissant et intenable; c’est pourquoi Napoléon lui-même par les licences y déroge en France. Le Tsar Alexandre subissant un reproche de Napoléon sur un cas singulier lui répond ironiquement que c’est lui qui ne respecte pas le blocus qu’il impose.
3° Napoléon veut remplacer les dynasties régnantes toutes parentes par mariages, en mettant sur les trônes sa propre famille. Aussi cherche-t-il à s’unir Catherine, puis Anne, sœurs d’Alexandre, lequel refuse son consentement en éludant, tout en sachant qu’avec le caractère de son allié et “ami” de Tilsit ce sera la guerre. Seconde folie de Napoléon.
Deux épisodes sont particulièrement révélateurs et vérifiables :
Le bombardement de Copenhague : en 1807, le gouvernement britannique exige du prince royal du Danemark, pays ombrageusement neutre, la livraison de la forteresse de Kronenbourg, le port de Copenhague et la consignation de la flotte danoise en des ports d’Angleterre. A la résistance d’honneur du prince et du peuple, le mauvais cabinet britannique répond en faisant bombarder par la Navy la capitale massacrant les civils. Cet acte de barbarie de MM. Canning et Castlereagh derechef blâmés pour des raisons aussi politiques que morales par la nation anglaise, révolta les pays d’Europe. Relisez les pages 200 à 205 t. 8 de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, d’Adolphe Thiers. “Maintenant on disait que l’Angleterre était tout aussi tyrannique sur mer que Napoléon sur terre, qu’elle était perfide autant qu’il était violent et qu’entre les deux il n’y avait ni sécurité ni repos pour aucune nation. C’était là le langage de nos ennemis, c’était le langage de Berlin et de Vienne. Mais chez nos amis, et chez les hommes impartiaux, on reconnaissait que la France avait bien des raisons de vouloir réunir toutes les nations contre un despotisme maritime intolérable, despotisme qui une fois établi serait invincible, n’admettrait de pavillon que le pavillon anglais, ne souffrirait de trafic que celui des produits anglais, et finirait par fixer à sa volonté le prix des marchandises ou exotiques ou manufacturées. Il fallait donc s’entendre pour tenir tête à l’Angleterre, pour lui arracher le sceptre des mers, et l’obliger à rendre au monde le repos dont il était, à cause d’elle, privé depuis quinze années. Il est certain que rien excepté la paix, n’était plus souhaitable pour Napoléon qu’un événement pareil. Il n’avait plus désormais à violenter le Danemark, qui allait, au contraire, se jeter dans ses bras, l’aider à fermer le Sund, et lui fournir, ce qui valait mieux que quelques carcasses de de vaisseaux, des matelots excellents, propres à armer les innombrables bâtiments que la France avait sur ses chantiers. (… ) Si Napoléon, en ce moment, profitait de la faute de l’Angleterre sans en commettre une égale, il était dans une position unique; il devenait moralement aussi fort par les torts de son ennemi qu’il l’était matériellement par ses propres armées. ”
Faute ! Ce sont deux fautes majeures qu’il va commettre : la guerre d’Espagne et la campagne de Russie. Pourquoi ? Il mêle ses ambitions personnelles combinées, la domination européenne et sa dynastie, à la défense des frontières de la France en combattant son ennemie principale l’Angleterre. Sur mer, il y a déjà renoncé. Et sur terre ? Il poursuit coûte que coûte les armées d’Alexandre espérant contre toute raison qu’il lui demandera la paix. Délire d’amour déçu plus que d’orgueil, sait-on ? Sa passion conduit au désastre.
Retour de l’île d’Elbe, quelle situation Napoléon provoque-t-il ? 1° Louis XVIII a beau jeu de se dire légitime parce que plus proche parent de son frère Louis XVIII ; il n’a de soutien qu’une petite partie de la nation, et les ennemis coalisés de la France ne le mettent au pouvoir que faute de trouver un autre gouvernement. En fait de droit divin, la succession dynastique n’est qu’une législation de juristes fixée au XVe siècle ! Elle fut abolie à jamais par la Convention le 21 septembre 1792. 2° A Vienne le congrès ne se sépare plus, déclare Napoléon hors la loi et se remet en guerre. 3° Donc certitude de guerre des coalisés et risque de guerre civile.
L’ex-empereur des Français ne revient pas pour défendre ou rétablir une république, il veut reconquérir son sceptre. A l’extérieur comme à l’intérieur la France est en péril : le nouveau roi, par la grâce des coalisés, ne compte qu’au cœur des royalistes qui espèrent retrouver leur statut ancien, c’est beaucoup. Mais en face il y a tous les acquéreurs de biens nationaux, ils craignent pour leurs acquis. Quant à la bourgeoisie parisienne qui a peu acheté de ces biens, elle aspire à la paix propice aux affaires. La source de la vrai légitimité devant l’Eternel et les humains eut été que le roi afin de servir les Français se portât vivement à l’encontre de “l’usurpateur” et lui tînt un vaillant langage de sagesse :
– Monsieur, vous allez mettre le pays à feu et à sang par une nouvelle aventure que vous gagnerez peut-être avec vos talents guerriers et ceux de qui vous suivront. Cependant le risque que vous faites courir à la France est mille fois plus grand d’un échec catastrophique. Daignez vous retirer dignement, ce sera votre honneur. Nous, roi, au nom de la nation, vous garantissons l’immunité que vous aurez ainsi méritée de la patrie.
Louis a délégué le Maréchal Ney, fidèle à son serment. Quelle est sa force lorsque ses frères d’armes se rallient au précédent chef et quel chef ! Alors que le monarque va s’enfuir dès que, lui, Ney envoyé à sa place aura échoué. Voilà l’événement et comment un roi faillit à gagner sa légitimité plus par ignorance et impuissance de son devoir royal que par indolence de caractère. Le roi fuyard, il n’y avait plus d’alternative : vaincre ou mourir avec Napoléon. Carnot comme Davout se rallièrent à lui par amour de la patrie en danger que n’a pas su défendre Louis.
Avant Waterloo, “Le 11 juin, Napoléon vint trouver Carnot (ministre de l’intérieur) et lui exposa son plan. Carnot le combattit avec vivacité. (…) Il conseilla une résistance aussi prudente que vigoureuse. Il voulait soulever un mouvement national formidable comme celui qu’il avait lancé pendant la révolution, s’appuyer sur la Seine et la Marne, organiser une défense inexpugnable en fortifiant Paris, en jetant dans les places frontières assez d’hommes, de vivres et de munitions pour braver tous les sièges. Il voulait attendre l’ennemi, l’attaquer séparément, le diviser, le rompre par des coups précipités; en tout cas, le fatiguer, gagner du temps et se ménager la possibilité de signer une paix honorable; mais il ne voulait, sous aucun prétexte et à aucun prix, voir jouer en une seule journée et sur un champ de bataille unique les destinées du pays. Napoléon l’écouta avec une attention profonde; puis se levant, il sortit en disant : Vous avez raison; mais il me faut un coup d’éclat !” (…) Est-ce uniquement pour sa gloire et s’assurer un gain politique ?
Après Waterloo, “Les débris de notre armée, soldats, fédérés, gardes nationaux élèves de l’Ecole polytechnique demandent à sauver la France et sont prêts à mourir pour elle. Carnot propose la levée en masse, comme en 1793, et veut combattre, comme à Wattignies un fusil à la main ! Il est trop tard, l’infâme Fouché, duc d’Otrante, ministre de la police, ancien massacreur de Lyon, traître à tous les gouvernements, “Fouché, le nom après Carrier, le plus sanglant de France” (Jules Michelet), négocie depuis trois mois avec l’ennemi et le roi, trahit le gouvernement provisoire, ses collègues, les représentants de la nation et l’armée. L’élan patriotique de Carnot n’est pas imité, sa proposition réitérée de lever toute la France dans un armement général n’est pas écoutée, et quand l’homme de Waterloo signe sa seconde abdication, lui, son ministre désolé, ne peut retenir ses larmes. (…) C’est alors que l’Empereur vaincu lui dit : “Monsieur Carnot, je vous ai connu trop tard” (22 juin).1
Carnot au comité de salut public a inventé une nouvelle manière de combattre adéquate aux forces disponibles, a conçu les plans de campagne, a mis en oeuvre l’organisation militaire et a assuré l’unité de direction, a discerné les bons généraux (Jourdan, Hoche, Bonaparte), a dirigé l’exécution jusqu’à ramener l’armée qui se retirait et a combatu lui-même à sa tête victorieusement sur le champ de Wattignies. Bref, il sut lever 14 armées et mit la foudre dans les lignes ennemies qui capitulèrent. Par ce nouvel art militaire : levée en masse, offensives foudroyantes et décisives, surtout avec des soldats encore peu armés et peu entraînés, il fallait suppléer par la fougue, au lieu d’avances lentes place après place prises et reprises; de cet art martial nouveau initié par Carnot et d’armées patriotes déjà aguerries, bénéficia et abusa Napoléon grand trop grand guerrier devant les hommes.
Le Directeur Carnot avec Bonaparte avait tracé la marche des Pyrénées aux Alpes. Après la victoire de Schérer à Loano, 1er frimaire an IV (21 novembre 1795), celui-ci ne bougeant pas, il le remplaça par Bonaparte contre l’avis de son frère Carnot-Feulins : “Un ambitieux, il jettera le trouble dans la République!”. Or selon le plan de Carnot, l’armée d’Italie formait l’aile droite de la ligne de bataille, au centre l’armée du Rhin et à gauche celle de Sambre-et-Meuse. En Avril 97, l’action vigoureuse de Desaix et Hoche qui rattrapent les inexécutions antérieures du plan “colossal”, les armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin poursuivent leur marche sur Vienne. A ce moment, Bonaparte fait échouer le plan en en signant sans consulter le Directoire un armistice à Léoben. A la conférence pour la paix, 26 germinal an V, Bonaparte n’avait pas les pleins pouvoirs. Il écrivit au Directoire qu’il offrait de “rendre” la Lombardie à l’Autriche parce qu’elle avait refusé toute compensation en Allemagne. Faux. Quoiqu’il en soit, Bonaparte avait agi de et pour lui seul en arrêtant la marche victorieuse d’Hoche et Moreau qui eût forcé l’Autriche à se rendre à merci. Carnot malgré les autres Directeurs voulut ratifier le traité préférant la cessation des hostilités aux risques d’une faction la conjuration des égaux suscitée par Gracchus Babeuf, l’autre le parti de Pichegru trahissant avec les Blancs. Ce fut l’erreur rédhibitoire de Carnot d’accepter un acte qui méprisait le droit des gens. “Cette préoccupation patriotique exclusive lui fit méconnaître le caractère d’un traité par lequel on peut dire que la Révolution se reniait elle-même” (Henri Martin). Cependant l’immense majorité voulait la paix, désavouer Bonaparte entraînerait un déchainement populaire. Comme Carnot, Bonaparte le savait.
Autre jugement erroné d’historiens, l’Egypte n’était pas une aventure sans but et sans lendemain, que l’abandon de Napoléon a compromis. C’était damer le pion aux britanniques en Méditerranée et aménager une base stratégique sur la voie des Indes, c’est pourquoi Carnot avait soutenu cette entreprise. Mais l’échec était principalement dû à la destruction de l’escadre à Aboukir puis d’une partie de la flotte à Trafalgar.
L’audace qu’appelle Danton c’est Lazare Carnot qui l’incarne le mieux – pas seul cependant -, mathématicien apportant à la trigonométrie, physicien, simple capitaine du génie capitaine de génie ! père du jeune Sadi Carnot (1796-1832) révélateur du deuxième principe de la thermodynamique, Grand-père de Sadi Carnot (1837-1894) président de la république assassiné… et quelques autres.
Anvers, défendue par Carnot : le 25 avril 1815, un courrier blanc cocardé lui annonce que Anvers n’appartient plus à la France, il faut rendre la ville à l’ennemi. Carnot refuse. “L’héroïque entêtement qu’il avait mis à rendre la place au gouvernement français légalement constitué et non aux puissances étrangères ne devait pas être stérile. Il permit en effet à la France de conserver, par le traité définitif, près de la moitié du matériel de l’arsenal d’Anvers et plus d’un tiers des vaisseaux de l’escadre qui mouillait dans la mer du Nord”. 2
Code civil : c’est l’oeuvre de l’assemblée révolutionnaire et pas du Premier consul, “Car si sur certains points, par exemple en ce qui touche le divorce et le droit de tester, les jurisconsultes du consulat et Bonaparte lui-même, ont assez heureusement rectifié l’oeuvre des conventionnel, c’est lui, par contre, lui seul, qui l’a altéré et qui a introduit dans notre loi ce qui constitue son principal défaut: l’inégalité de la condition des femmes”.3
Carnot encouragea les innovations. Par exemple “en 1800, Carnot ministre de la guerre, fit expérimenter les bateaux plongeurs de Fulton. Tandis que Bonaparte traitait de chimérique l’invention de Fulton, Carnot écrivit à ce dernier : “Si j’avais l’honneur d’être encore ministre de la guerre, je n’hésiterais pas un instant à vous donner les moyens de faire cet essai, dont l’entière réussite est indubitable et dont j’entrevois les immenses résultats pour l’avenir.” 4
Droit international. Le Hainaut belge, Bruxelles, Florennes, Tournai, Louvain, Ostende et Monaco demandaient l’annexion à la République française. Carnot à la Convention : “Puisque la souveraineté appartient à tous les peuples, il ne peut y avoir de réunion entre eux qu’en vertu d’une transaction formelle et libre; aucun d’eux n’a le droit d’assujettir l’autre à des lois communes sans son exprès consentement.” 5
Instruction publique. Rapport de Carnot à la Convention, décembre 1792 : “L’organisation de la force nationale doit être fondée sur l’éducation du peuple. Avec l’instruction publique donnant à tous les citoyens l’éducation militaire, il serait facile, en tous temps, de ramasser en un clin d’oeil une force immense sur un point quelconque de la République ; et certainement alors la France n’aurait jamais de guerre à soutenir que celle qu’elle voudrait bien entreprendre !…”6 pour défendre une nation amie.
Que conclure ?
Cherchons l’inspiration aux côtés d’un Carnot digne des grands hommes s’il en est.
Malgré tout, Napoléon garde à mes yeux ce mérite que lorsque tout paraît perdu, il pense à s’appuyer sur le peuple pour résister et chasser les coalisés; ce que presque toutes les élites refuseront. Ce fut le cas la France envahie en 1814, ce le sera encore après la défaite de Waterloo.
© Alain Desaint, 21 avril 2021